Adoptions frauduleuses au Mali : les coulisses d'une enquête
Comment mène-t-on un reportage d'investigation sur un an ? Par où commencer ? Que chercher ? Qui interviewer ? Comment faire le tri ? Témoignage de Kaourou Magassa, journaliste pour TV5 Monde et co-auteur d'une enquête d'un an sur des adoptions douteuses entre le Mali et la France.
Comment as-tu commencé ton enquête ?
"Il y a près d’un an, j’ai démarré une enquête avec une collègue qui était à l’époque correspondante pour Le Monde au Mali. C’est une enquête qui concerne des adoptions où il y avait des suspicions de fraudes. Au démarrage de cette enquête, j’avais eu vent du sujet quelques temps avant via une source et les choses se sont accélérées au moment où une association française qui s’appelle La voix des adoptés a sorti un communiqué en avril 2019 qui parlaient de faux documents et de choses un petit peu trop troubles."
Un an d'enquête, c'est long. Par où commencer ?
"Pour moi, c'est exactement la même chose qu'avec un reportage de deux minutes. Il faut avoir les mêmes réflexes : choisir l'angle, identifier les personnes, les thématiques et avoir la volonté de comprendre. Il n’y a pas d’appréhension à avoir : il y a une confiance en soi même qu’il faut prendre en se disant que n'importe qui peut y arriver en ayant les bons codes et les bons réflexes."
Pourquoi ça a été si long ?
"Parce qu’on a dû analyser, fouiller, creuser énormément de documents. On a mené plus d’une cinquantaine d’interviews, on a eu près de 100 voire 200 personnes au téléphone en lien avec cette enquête, on avait des centaines de documents à notre disposition. On est allés chercher partout, que ce soit sur Internet, dans les archives de la presse malienne ou dans les archives administratives maliennes. Avec ma collègue Morgane Le Cam, on s'est un peu partagé les tâches. Elle est notamment rentrée en France pendant un moment pour se consacrer au volet français. Tous les deux, on avait notamment cette volonté de comprendre au fil de cette enquête. Comprendre, c’est un mot qu’on a beaucoup utilisé. Parce qu’il y avait aussi le droit qui était en question : le droit français et le droit malien qui sont différents sur les questions d’adoption."
Ca a été dur de mener l'enquête ?
"Les difficultés ont vraiment trait au métier de journaliste parce que ce n’est pas simple d’avoir cette quantité de documents et de vouloir recouper des témoignages parce qu’on est sur des faits qui sont graves. On doit aussi se protéger avec tout ça et faire des choses correctement et en toute honnêteté, donc ça, ça a été très très dur de devoir synthétiser. On a aussi passé beaucoup de temps avec les différents témoins pour recouper les informations, ça c’est aussi énergivore.
On s’est toujours placé avec beaucoup d’humilité face aux personnes qu’on a interrogées parce que déjà on parle de leur vie, de leur quotidien et c’est difficile aussi d’intégrer la confiance des gens. Ne pas arriver avec des gros sabots en pensant qu’on connaît tout. Il peut y avoir de temps en temps une sorte de pêcher d’orgueil et se dire « Ah, mais je suis sûr, là c’est bon, etc. » alors que non parce qu’il y a des destins qui sont peut-être en jeu après avoir publié telle ou telle information, du coup, on s’assure d’être le plus honnête et le plus juste possible."
Avoir l'opportunité de faire une grande enquête, c'est rare aujourd'hui...
C'est de moins en moins le cas. Il y a un retour des grandes enquêtes de qualité qui touchent à l’humain dans différents médias nationaux et internationaux. C’est essentiel parce que le public, même s'il est noyé sous une sorte d'information continue, a conscience de l’importance du journalisme aujourd’hui. Il a aussi envie de se raccrocher à des histoires, prendre le temps de comprendre les choses comme on l’a fait pour notre enquête. Plusieurs médias le permettent aujourd’hui et mettent le prix pour réaliser de beaux sujets.